Nous célébrons ce soir les dernières heures d’un condamné à mort. C’est nous qui l’avons condamné à mort, et c’est pour nous qu’il a été condamné. En avons-nous conscience ? Il ne lui reste sa disposition de Jésus qu’une journée ensoleillée. Il est le Soleil d’en haut qui a rempli de la lumière de son cœur la vie de ces 12 lunes pâles et sans éclats que sont ses disciples.  La soirée est toute particulière : Jésus a décidé d’offrir un banquet à ses disciples ! Avant d’être suspendu sur le bois, de souffrir de cette soif insupportable sur la croix, soif pour laquelle on lui a donné à boire de l’eau vinaigrée, lui, Jésus a décidé de donner à boire et d’étancher véritablement la soif de ses amis.  Plus encore ! Avant que son doux visage soit lavé de sueur et des crachats humiliants, Jésus a décidé de laver les pieds de ceux qui, depuis trois ans, l’ont suivi. C’est à eux qu’il appartient ensuite, à partir de dimanche, c’est à dire après sa résurrection, de parcourir le monde entier pour raconter de quelle mort horrible est mort le Maître de la Vie !

Jésus désirait tellement célébrer ce banquet avec ses disciples.  Saint Luc nous décrit le désir de Jésus : « Quand l’heure fut venue, Jésus prit place à table, et les Apôtres avec lui. Il leur dit : « J’ai ardemment désiré manger cette Pâque avec vous avant de souffrir ! » (Lc22, 14-15) Ardemment est l’adverbe de la flamme, une bombe prête à exploser ! La bombe qu’il s’agit ici est un Cœur débordant qui explose d’amour pour chacun de nous. Un dernier souper, une dernière Cène, particulière, avec au menu des petits pains ronds sans levain, des herbes amères, de l’eau chaude et du vin rouge ordinaire pas un grand cru ! En réalité, ce vin est le plus extraordinaire des grands crus car il va devenir le sang qui donne la vie éternelle. Tel est le menu ardemment désiré d’un condamné à mort.

Comme tout condamné à mort à la veille de son exécution, Jésus a droit qu’une petite grâce lui soit accordé un dernier plaisir, le dernier jour d’une vie qui n’a été qu’Amour ! Il a demandé quelque chose à ses disciples : « Tout le monde à table ! Tous assis autour d’une table !» Il fallait voir l’ambiance ! Les disciples sont tous muets, les visages graves de ce pressentiment que chacun avait peur de retrouver dans les yeux du voisin d’à côté ou d’en face. Ils savaient que Jésus les aimait, mais aucun parmi eux n’avait conscience à quel point il pouvait les aimer. Ce banquet fut débordant d’amour et d’émotions.

Ce soir-là, Jésus leur a réservé une autre surprise. Il leur a tendu un piège. Il leur fait un défi, pas pour les humilier, mais pour leur laisser un exemple.  Celui qui est venu d’en haut s’abaisse, à genoux aux pieds sales de ceux qui se battaient pour savoir qui parmi eux devait prendre la première place, eux qui étaient réticents au service, Jésus les défia par amour, en posant un geste que seul un esclave posait devant son Maître : « Jésus se lève de table, dépose son vêtement, et prend un linge qu’il se noue à la ceinture ; puis il verse de l’eau dans un bassin. Alors il se mit à laver les pieds des disciples et à les essuyer avec le linge qu’il avait à la ceinture. »  Aucun disciple n’est oublié. Tous les pieds sont comptés ! Deux, quatre, six, huit, dix, dix-huit, vingt, vingt-et-deux… Vingt-quatre ! Non ! Même Judas a les pieds sales, lui aussi a parcouru les routes de la Galilée à la suite de Jésus.

Les yeux des 11 disciples sont fixés sur les pieds de cet ami antipathique ! Judas, le trésorier du groupe, sent le poids de tous ces regards fixés sur lui, sur ses pieds. Dans la vie, il est insupportable le poids de tous ces regards fixés sur toi, quand tu sais que tout le monde te regarde de travers, avec jugement, te rappelant ta propre honte pour cette chose horrible faute dont tu portes la culpabilité, ces regards inquisiteurs qui remuent le couteau dans cette plaie incurable que tu portes pour avoir fauté un jour ! Je ne vous demande pas d’avoir de la sympathie pour Judas. Je n’en ai pas non plus.  Mais imaginons cette culpabilité qui pèse sur sa conscience et dont il est prisonnier pour avoir été voir ceux qui vont condamner à mort son Seigneur.

Jésus observe la scène sans rien dire. Il continue son service en posant les mêmes gestes, avec la même intensité d’amour. D’abord de l’eau sur les pieds, ensuite la serviette pour les essuyer, et enfin, ce baiser sur chaque pied. Ce lavement les pieds avait choqué quelques bons catholiques quand le pape François était allé célébrer le jeudi saint dans la prison de Rome Regina Ceali, et qu’il avait lavé et embrassé les pieds des 12 prisonniers, parmi lesquels il y avait des femmes, et plus encore des quelques musulmans qui étaient aussi prisonniers.

Les 11 disciples pouvaient tolérer que soient lavés les pieds de Judas, mais ne comprennent cette folie de Jésus d’embrasser aussi les pieds du traitre. Mais, c’est là exactement la folie de l’Amour de Jésus. Qui que nous soyons, quoique nous ayons fait dans la vie, même au pire des criminels parmi nous, au lieu de nous jeter en pâture aux autres, au lieu de nous condamner, Jésus désire nous laver les pieds et les embrasser pour nous montrer son amour qui nous sauve et nous appelle à la conversion. Jésus ne désespère jamais de nous. Jusqu’à notre dernier souffle, il espère que nous puissions accueillir son amour qui sauve.

Après le lavement des pieds, Jésus se relève pour servir le repas. La recette de la cène repas n’est pas compliquée parce que l’amour vrai refuse les complications.  Jésus prend la miche de pain et le donne à ses disciples en disant : « Prenez, ceci est mon corps livré pour vous ! » Les disciples s’attendaient à ce que chacun reçoive directement sa petite part, mais ils se rendent compte que non seulement il se donne tout entier dans ce pain, mais aussi, il les invite au partage : « Prenez, mangez-en tous ! ». Ensuite, il leur donne du vin : « Prenez, buvez-en tous, ceci est mon sang, le sang de la nouvelle alliance versé pour vous et pour la multitude en rémission des péchés ! ». Il est versé pas seulement pour vous, mais pour la multitude aussi !

Dans chaque eucharistie, c’est Jésus qui se donne tout entier à la communauté assemblée en l’invitant au partage. On ne peut recevoir l’eucharistie en ignorant son voisin, car nous formons un même corps, nous qui avons part au même pain. C’est cela la communion. Dans le pain, le corps livré, dans le vin, sang versé, nous contemplons l’abondance de l’amour de Dieu qui nous est donné chaque fois que nous participons à l’eucharistie, comme il nous a demandé de le refaire sans cesse : « Faites ceci en mémoire de moi ! » Dommage que les cœurs des disciples soient tellement petits, tellement étroits, incapables de recevoir une telle quantité, une telle qualité d’amour. Si nous savions ce qui nous est donné dans l’eucharistie, si nous nous rendions compte de ce qui se joue dans chaque messe, aucune raison ne nous empêcherait d’y prendre part.

En cette soirée au cours de laquelle les disciples ont vécu le lavement des pieds et la fraction du pain, nous assistons aussi à la première ordination presbytérale de l’histoire de l’Eglise. Au cours de la dernière Cène, nous recevons les 12 premiers prêtres de la Nouvelle Alliance donnés à l’humanité. Appelez-les abbé, don, père Pierre, Philippe, Jean, Jacques…et même père Judas Iscariote. Oui, lui aussi a été ordonné ce soir-là, et malgré sa trahison, lui aussi célèbre l’eucharistie et les sacrements pour les fidèles. A travers chaque prêtre qui célèbre, malgré ses fragilités, ses faiblesses, ses nombreux péchés, c’est toujours Jésus qui se donne.

N’oublions jamais qu’il y a un peu ou beaucoup de trahison dans le cœur de chacun d’entre nous, prêtres ou fidèles. Ça me fait bizarre quand un fidèle, veut que je lui donne le planning des célébrants sur notre ensemble paroissial parce qu’il veut éviter tel prêtre, je ne sais pour quelle raison, ou n’aller à la messe de tel autre prêtre seulement. Quand nous venons à la messe, nous ne venons pas à la rencontre de tel prêtre, mais du Christ qui nous invite, se livre et se donne à nous dans les sacrements, indépendamment de la figure du prêtre. L’Eglise nous dit que « quand Pierre baptise, c’est Jésus qui baptise, comme quand Judas baptise, c’est toujours Jésus qui baptise ». Mais tous les deux, Judas et Pierre ont chacun ses failles et ses fragilités.

Nous le voyons au cours de la Dernière Cène. A la fin de la soirée, Jésus est certainement très fatigué, il a mal au dos pour être resté longtemps à genoux laver, essuyer et embrasser les 24 pieds des disciples. Mais, à la fin, aucun parmi eux ne lui propose de lui laver les pieds à son tour !  Aussi, quand les disciples voient Judas Iscariote sortir, aucun parmi eux ne va le retenir pour le faire raisonner en lui disant : « Eh Judas, arrête !  Renonce à cette bêtise que tu comptes faire envie ! » Ils l’ont laissé aller à sa propre perte, comme ils ont abandonné Jésus le lendemain, par peur ou lâcheté.

Oui, nous sommes tous Judas, Pierre, avec nos pieds sales, nos trahisons et nos reniements quotidiens. Accepterons-nous de nous approcher du Seigneur qui nous lave, qui nous nourrit, qui nous conseille, en se servant de nos prêtres, avec leurs fragilités et leurs péchés. Alors, ce soir, en célébrant ensemble la dernière Cène, la messe dont fait mémoire et qu’actualise chaque messe célébrée par un prêtre, prions Dieu de veiller sur nos prêtres, qu’il nous donne de nombreux prêtres, de nombreux et saints prêtres, pasteurs selon le cœur de Jésus, le seul Bon et Grand prêtre qui nous sauve. Amen