Mes chers frères et sœurs !

C’est toujours un exercice difficile de prêcher le vendredi saint : après la longue lecture de la Passion, on a envie de se taire pour méditer et laisser la place au silence. Que peut-on dire devant la grandeur de ce Dieu qui se montre tellement fragile et impuissant ? Ma méditation de ce soir est fondée sur une question que nous avons tous entendu de la bouche de Pilate. « Qu’est-ce que la vérité ? »

C’est cette question que Pilate pose à Jésus, en  tête à tête, avant d’entrer dans un procès, un réquisitoire fait de déclaration fausses et de démentie, de sentence, de trahison et de venin, de menace et de fausses accusations… dont le verdict est la condamnation à mort de Jésus, alors que Pilate a l’absolue conviction que cet homme qu’il livre, qu’il appelle le roi des Juifs est innocent. Mais, posons-nous aussi cette question : Qu’est-ce que la vérité de ma vie ?  Qui suis-je vraiment ? Qui es-tu, toi qui es ici ce soir, dans cette église pour vénérer la croix du Seigneur ?

Dans l’interrogatoire devant Pilate, Jésus a presque toujours une réponse à toutes les questions qui lui sont posées, sauf à deux. Celle relative à la vérité (qu’est-ce que la vérité) et celle relative à son origine, à son essence : « D’où es-tu ? », ça veut dire quelle est ton essence, quelle est ton origine, quelle est ton identité ? Qui es-tu Jésus ? Quelle est la vérité sur ta personne, quelle est la vérité de ton enseignement et le cœur de ton message ?

Jésus ne répond pas immédiatement à cette question, mais plus tard :  c’est la croix, parce que la croix est la vraie identité du Christ. C’est aussi la vérité donnée sur le chemin de l’homme, de tout homme. Non, je ne suis pas devenu pessimiste !! Dieu m’en garde ! Mais je crois vraiment que la croix est la vérité que nous connaissons tous. Nous l’avons tous déjà rencontrée, symboliquement et matériellement. Qui peut le nier ? Qui n’a jamais rencontré une croix sur sa route ? Qui de nous peut dire ce soir qu’il ignore totalement ce que veut dire une croix, ce que veut dire porter le poids de la croix ? Elle est tellement diffuse qu’elle ne peut ne pas être vue. Même dans notre France laïque, qui refuse ses racines chrétiennes, vous trouver des croix dans toutes les villes. On n’est pas encore arrivé à les déraciner., à les démolir. C’est le poids des origines et de l’histoire. La croix est tellement universelle qu’il n’y a aucun endroit sur la terre où n’existe sa trace. Elle est partout ! Parfois même ceux qui vivent en ennemis du Christ  la porte ! Je pense à toutes les stars avec leur grosse croix en or !

La croix est tellement évidente qu’on ne peut l’ignorer. Elle est aussi tellement douloureuse que nous en avons tous senti le poids dans notre vie. Tous nous en faisons l’expérience. Pour certains, elle est plus lourde, pour d’autres elle l’est moins.  Une croix légère pour l’un peut paraître trop lourde pour l’autre et inversement. On dit que certains ont la force de la porter naturellement, sans en montrer le poids.

Contemple ta vie, cher frère, chère sœur et fais mémoire des situations qui t’ont éprouvé, qui t’ont fait faire ou te font encore aujourd’hui l’expérience du vendredi saint. C’est l’expérience des ténèbres de cette dépression que tu as traversée, tout seul à en sentir la lourdeur, le poids de ce mal de vivre qui t’a écrasé et qui a rendu ta vie trop pesante et insupportable à un certain moment, quand ta vie t’a parue une vraie catastrophe, quand tu as dit que ta vie ne valait plus la peine d’être vécue, que tu n’y voyais plus rien de bon, quand tu disais que Dieu était insensible à tes souffrances ! Tu as demandé de l’aide, tu as cherché partout, tu as frappé à toutes les portes, tu as appelé, et presque tous, même ceux que tu croyais être tes proches et fidèles dans l’amitié et par les liens du sang, tous t’ont pourtant dit non, tous ont dit qu’ils ne pouvaient rien pour toi, qu’ils n’étaient pas compétents pour résoudre ton cas, un cas tellement complexe et compliqué, et qu’il fallait trouver des experts et des spécialistes, des professionnels ! Et quand tu as trouvé les plus compétents et les professionnels, ces experts t’ont gentiment fait comprendre que beaucoup, le 80% pour s’en sortir dépendait de toi et de ta capacité à réagir, de ta volonté de guérir ! Et pourtant tu voulais t’en sortir, tu voulais réellement réagir et sortir de ton mal de vivre.

Tu as peut-être vécu un mal physique, un de ces maux qui tuent. Cela a peut-être touché quelqu’un que tu aimes et qui t’aimait vraiment, des visages concrets comme celui des parents, du conjoint, tes enfants, des amis… Et cette maladie les a enlevés à ton affection. Et tout s’est écroulé pour toi. Même là aussi, malgré la présence d’amis et leur bonne volonté, tu t’es retrouvé, en fin de compte, seul à porter  ta croix  douloureuse.

Le mal que tu as vécu, c’est peut-être cette blessure de l’ami en qui tu mettais ta confiance, celui qui mangeait et buvait avec toi, cette personne dont l’amitié te donnait l’impression de te soulever, de te porter, de te mettre sur un piédestal, mais qui t’a un jour laissé tomber plus bas que terre. Cet ami t’a presque enterré ! Et tu n’existes plus pour lui, pour elle ! Et puis tu as rencontré cet autre ami qui t’a dit « J’y suis passé moi aussi ! Tu dois reconstruire ta vie ! Courage, tu es encore jeune ! Tu vas rebondir ! Mais entre-temps, ta dignité a été profondément atteinte et tu portes tout seul ces blessures qui sont encore fraîches au fond de ton cœur.

Peut-être que tu t’es entendu dire qu’il faut tailler dans les dépenses, en ce temps d’inflation !  Et c’est tombé sur toi ! Tu as été licencié, tu te retrouves au chômage ! Et puis, tu as entendu dire que c’était à cause de la crise énergétique, de l’inflation ! Tu te démènes mais tu n’y arrives pas, parce qu’à 50 ans au chômage, on te rappelle que tu es un senior et tu  as du mal à te faire réembaucher ! Et là encore, tu vis tout cela tout seul, malgré les amis et les proches qui t’entourent.

On peut multiplier les exemples. Chacun peut en trouver dans sa vie. La réalité de la croix nous touche tous : grands et petits, jeunes et personnes âgées, à tout moment de la vie. Et psychologie humaine fait nous ressentons plus facilement l’intensité et la durée de la croix, alors que nous oublions facilement les moments de joie et de bonheur que la vie nous donne. C’est tellement vrai au point que nous avons parfois l’impression que notre vie est un chemin de croix, une série des croix, les unes après les autres, dont le poids nous écrase petit à petit, nous faisant tomber, non pas une fois, pas même trois fois comme le Seigneur, mais de manière continue.

Oui, c’est bien beau de dire que la croix portée avec abnégation et résignation rend fort pour affronter la vie ! Ce n’est pas là ma foi. Ces choses-là, on le dit quand la croix qu’on a sur les épaules n’est pas trop pesante ou quand ce sont les autres qui la portent. On s’autorise quelques leçons de spiritualité et de théologie déplacée, des grands discours moralisateurs et pas toujours réconfortants. Mais la croix lourde n’accepte pas ces théories. Quand elle est trop lourde et qu’elle se nomme pauvreté, misère, guerre qui ne s’arrête pas, violence gratuite, attaques répétées, désespoir, besoin d’en finir, manque d’amour, trahison, absence de travail, insécurité permanente, incertitude du lendemain, maladie incurable en fin de vie, mal infini de vivre….quand cette croix t’écrase, il ne nous reste qu’une chose : l’espérance que tout cela cesse, que tout cela prenne fin, que tout s’arrête  et qu’arrive un Simon de Cyrène, de temps en temps, n’importe qui, peu importe sa religion, ni sa race, ni sa culture, mais un vrai Simon de Cyrène qui nous aide à porter notre croix, sans mot dire, ou une  sainte femme comme la Véronique sur le chemin du Calvaire, pour nous sécher les larmes, laver notre visage déprimée, sans rien dire, mais qui rendent notre croix moins pensante

Ces visages de Simon de Cyrène, de Véronique, visages silencieux, charitables et silencieux viennent nourrir notre espérance, pour tenir, avancer encore quelques pas, retrouver le goût de vivre et le sens de notre vie. Ces visages sur notre chemin de Calvaire viennent nous révéler la vérité d’un autre visage, un Visage ensanglanté sur une Croix, quelque part au Golgotha, entre deux malfaiteurs. C’est le Visage du Christ ! Vérité de l’homme et vérité de Dieu

C’est le Visage de Celui qui, malgré l’angoisse du jardin de Gethsémani, n’a pas eu peur de porter sur ses épaules sa propre croix et qui nous aide aujourd’hui à porter nos croix. C’est le Visage de celui qui nous a dit, « Venez à moi vous tous qui peinez sous le poids du fardeau, je vous procurerai le repos ». C’est le visage de Celui qui vit à fond sa Passion sur la croix parce qu’Il n’a pas d’autre passion que pour l’homme, et particulièrement pour l’homme éprouvée et qui est en croix. Jésus est tellement passionné de l’humain qu’il veut aider à porter sa croix quotidienne, même si souvent l’homme le dénigre, le flagelle, le renie, se moque de lui, crache sur lui, détourne de Lui son regard.

Ce Christ Crucifié est le centre de notre foi. C’est lui que nous sommes appelés à mettre au cœur de notre vii, de la vie de l’Eglise. Même au cœur de nos détresses, contemplons ce Visage défiguré, seule réponse qui nous est donnée quand nos croix nous écrasent, car il est écrasé quand l’humain est écrasé. C’est l’homme de la croix, contemplée depuis plus de deux mille ans ? Quelle est sa vérité ? C’est cette croix qui est la réponse adressée à Pilate : une croix portée, supportée et qu’il partage avec nous chaque fois qu’elle nous semble écrasante ! Et la fin, quand la croix est portée dans l’Espérance et dans l’Amour, elle est transfigurée, nous faisant ainsi passer de la mort et de la nuit du vendredi saint à la Veillée lumineuse du Samedi Saint d’où rejaillit la Vie Nouvelle. N’ayons pas honte d’embrasser et de vénérer cette croix, avec respect et beaucoup d’Amour. Amen.